Panthéonisation ~ par Edmond LEPELLETIER


ÉMILE ZOLA,
Sa Vie ~ Son Œuvre
par
EDMOND LEPELLETIER

PARIS ~ MERCURE DE France
XXVI, RUE DE CONDÉ XXVI
1908


Chapitre VIII Dernières années d’Émile Zola. – Sa mort. – Le Panthéon. (1902) p.456 à 483

Extrait pages 479-80-1-2-3

Le gouvernement de la République vient de donner à la dépouille de Zola, non sans quelque résistance, la sépulture glorieuse du Panthéon. On peut répéter, à propos de cet hommage national, ce que Zola disait de l'Académie française, et déclarer que, «puisque la France reconnaissante a un temple où elle reçoit les ossements des grands hommes», la place de ce grand ouvrier de lettres, qui fut aussi un grand artiste, s'y trouvait indiquée. Du moment qu'il existe un Panthéon, Zola devait y être. Sa place est dans la glorieuse nécropole où reposent les célèbres citoyens, hommes d'action ou hommes de pensée, qui ont illustré la nation. Sans doute, l'intention de la plupart de ceux qui ont réclamé et obtenu ce posthume triomphe visait moins l'homme de lettres, le romancier des « Rougon-Macquart », que l'homme départi, l'auteur de la lettre « J'accuse », le défenseur de Dreyfus. On peut regretter cette interprétation. Mais qu'importe cette satisfaction d'un instant, et cette équivoque destinée à s'effacer dans l'apaisement du temps? Qui donc, dans les rangs, encore invisibles, inconnaissables, des admirateurs qui nous suivront, se préoccupera de l'intervention de Zola dans un procès d'espionnage, autrement que comme d'un épisode de sa vie, d'une anecdote? Est-ce qu'on se souvient aujourd'hui que Balzac s'est fait l'avocat officieux d'un assassin, nommé Peytel, réputé, lui aussi, innocent? La postérité pourra-t-elle s'intéresser au procès oublié, confus, inexplicable presque, de ce militaire, condamné et innocenté sans grandes preuves décisives, dans les deux cas, qui fut le client de Zola?
Le public, qui acclame aujourd'hui l'entrée solennelle d'Émile Zola dans les caveaux majestueux du Panthéon, ne constitue pas, dans sa majorité du moins, sa vraie clientèle, celle pour laquelle il a écrit ses magnifiques poèmes en prose. Heureusement pour la gloire et pour la sécurité des restes de l'immortel écrivain.

Il est bon, pour la vraie et durable gloire de Zola, que ce ne soit pas seulement au défenseur de Dreyfus que les honneurs du Panthéon soient attribués. Assurément, il sera impossible que l'on oublie complètement la participation de l'auteur des « Rougon-Macquart » à la réhabilitation de ce condamné. Libre à ceux de nos descendants que l'Affaire intéressera encore, et ils seront de plus en plus clairsemés, des érudits, des curieux d'histoire, des fanatiques israélites et des militaires cléricaux, de continuer à glorifier ou à maudire Zola de son intervention et de son apostolat. La postérité se désintéressera de ces querelles, déjà moins enflammées, alors éteintes. Actuellement, ceux qui ont été les adversaires de Zola dans la bataille pour et contre l'innocence du capitaine, ceux qui n'ont été ni persuadés par les écrits de Zola, ni convaincus par les arrêts de la Cour de cassation, mais qui se sont inclinés devant les décisions de la justice, devant le doute même, résultant de tous ces longs débats, doute qui doit, juridiquement et humainement, profiter à l'accusé, peuvent, sans palinodie, comme sans faiblesse, rendre hommage au grand écrivain et approuver la translation de ses restes au Panthéon. Victor Hugo devient son voisin de sépulture glorieuse. Est-ce qu'il n'y a pas, dans ce voisinage, ce rapprochement des deux grands noms de l'histoire littéraire contemporaine, un enseignement et une éclatante affirmation?
Victor Hugo a-t-il récolté l'unanimité des acclamations, et, pour la totalité de son oeuvre, ne saurait-on trouver des réserves? N'y a-t-il pas des gens, logiques et sincères, qui, tout en admirant le poète, l'auteur dramatique, l'homme de lettres, blâment et maudissent le tribun, l'exilé, le pamphlétaire et l'homme d'action? Tout ce qui est sorti de la plume de l'auteur des « Feuilles d'automne » et des « Contemplations » semble-t-il louable et excellent à tout le monde? Est-ce que les serviteurs du régime impérial et leurs descendants peuvent se pâmer devant « les Châtiments » et honorer celui qui a écrit « Napoléon-le-Petit? L'Expiation », qui nous a fait détester et combattre l'empire, sur les bancs du collège, à nous les premiers pionniers de la République de 1870, fut à l'oeuvre de Victor Hugo ce que « J'accuse! » est pour Zola. La violence avec laquelle l'empire fut attaqué, dans ces ouvrages politiques de l'auteur de « Notre-Dame-de-Paris », a-t-il empêché les partisans du régime aboli d'admettre, comme un honneur légitime, l'entrée de la dépouille du Juvénal des « Châtiments » au Panthéon? Il doit en être de même pour Zola. Quant à ceux qui, à l'heure présente, ont été surtout disposés à honorer l'auteur de « J'accuse! » ils doivent, pour maintenir et confirmer la gloire de ce grand esprit, ne pas isoler cet ouvrage des autres écrits de l'auteur.

Admirer Émile Zola et le glorifier uniquement parce qu'il a défendu Dreyfus est une sottise, mais contester son génie et mépriser son magnifique labeur, parce qu'il a écrit un regrettable plaidoyer, serait une absurdité pire et une monstrueuse négation.

Si l'on prenait, une à une, dans un examen à part, les oeuvres des grands morts devant qui, déjà, se sont ouverts les caveaux nationaux, trouverait-on tout également irréprochable, tout pareillement admirable? Il est bien des pages, dans Voltaire et dans Rousseau, dont la citation serait sévère aussi pour ces illustres défunts. Comme Clemenceau l'a fortement dit pour les hommes de la Révolution, rien n'étant parfait ni absolu dans l'histoire des sociétés comme dans la vie des individus, la Patrie reconnaissante doit accepter et honorer ses grands hommes, en bloc.

Paris, 1908.

Transcription : André PAILLÉ

NOTES:

LEPELLETIER de BOUHÉLIER, Edmond (Paris, 1846 ~ Rueil, 1913)

Une fois ses études de droit achevées, il se tourna vers le journalisme et débuta en 1867 dans la revue de L.-Xavier de Ricard, L'Art, puis fut chargé par Ganesco de la chronique parisienne du Nain jaune. Il fut emprisonné à la fin du second Empire pour des attaques contre Haussmann et connut, à Sainte-Pélagie, de future communards. ~ Pendant la guerre de 1870, il s'engagea, puis participa à la Commune comme délégué au Conseil d'Etat, ce qui lui valut d'être arrêté, emprisonné et condamné à un mois de prison. Il reprit son métier de journaliste dès 1871 et collabora au Peuple souverain, au Suffrage universel, au Patriote français, au Rappel, aux Droits de l'homme, au Radical, à La Marseillaise, au Mot d'ordre, au Réveil (1881), à la Revue comique dont il fut le gérant. ~ Radical et franc-maçon, il évolua peu à peu, devint antidreyfusard et se porta, en 1900, lors du renouvellement des conseils municipaux, comme candidat nationaliste antisémite, il fut élu à Paris contre le républicain Clairin. ~ Il écrivit plusieurs romans, tirés pour la plupart de pièces à succès (Madame Sans-Gêne, 1894-1895; Fanfan-la-Tulipe, 1897-1898). Il publia, en 1908, un Emile Zola, sa vie, son oeuvre, qu'il fit précéder d'un avant-propos: «Entre Emile Zola et l'auteur de cette étude, précisait-il, durant de longues années, existèrent des liens d'amitié. Les circonstances firent de l'un et de l'autre, non des ennemis, mais des antagonistes. Ils combattirent, chacun pour ce qu'il estimait juste, en des camps opposés. Dans la bataille littéraire, ils demeurèrent d'accord.»

Source: http://www.chass.utoronto.ca

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" Édité dans le but de mieux connaître et aimer Émile ZOLA "

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