Panthéonisation ~ par Alfred BRUNEAU


Émile ZOLA
AU PANTHÉON

par Alfred Bruneau


« Rien ne pouvait mieux, affirmer la présence de cet homme, que la mort même n’a pas retranché des vivants. On s’est battu à ses obsèques, on s’est battu lors de la translation de ses cendres au Panthéon, (…) »

Marc Bernard, 1952 « PRÉSENCE DE ZOLA » FASQUELLE ÉDITEURS, 1953, p. 7.

Pour mieux démontrer l’énoncé de Marc Bernard, je vous invite à lire cet extrait du livre d’Alfred Bruneau

Transcription : André Paillé

ALFRED BRUNEAU
A L’OMBRE D’UN GRAND CŒUR
Souvenirs d’une collaboration
Présentation de Jean-Claude LE BLOND-ZOLA
Collection ressources
Editeur Slatkine Reprints, Genève, 1980
Réimpression de l’édition de Paris, 1931
ISBN 2-05-000153-3

Extraits.
Chapître XX page 221 – 229

Clemenceau, étant devenu Président du Conseil, par la force des choses, de même qu’à d’autres moments pathétiques de notre vie nationale, prit avec lui, comme ministre de la guerre, le général Piquart. Il témoignait là d’une extraordinaire témérité, car Picquart n’appartenait point au Parlement, dispensateur des votes sympathiques ou défavorables et n’était encore que général de brigade. (Il ne fut promu général de division, puis commandant de corps d’armée que quelques années après et c’est en occupant cette dernière fonction qu’il mourut à Amiens, victime d’une chute de cheval.)
J’allais le voir rue Saint-Dominique. Il me reçut dans le cabinet officiel où sa mise en réforme, son arrestation, sa détention avaient provoqué tant d’entretiens.
Vous voilà donc à leur place ! m’écriai-je en l’embrassant et en évoquant les ombres de ses persécuteurs.
Il sourit doucement et détourna la conversation, puis nous nous déparâmes. Durant les longs mois d’ardente et salutaire besogne qui suivirent, il continua de montrer sa fermeté d’âme, son courage invincible, sa loyauté exemplaire.
Appelé à exercer le pouvoir, Clemenceau, sur la proposition de Jules-Louis Breton, Pressensé, Jaurès et d’assez nombreux parlementaires, fit adopter par les Chambres le projet de loi ordonnant le transfert des cendres de Zola au Panthéon. L’acide protestation de Maurice Barrès, député privé de réelle éloquence, resta sans écho. Le représentant du peuple crut accabler sous ses critiques arrogantes le romancier des foules et, malgré son grand talent d’écrivain, n’y réussit point. Sa voix aigre, nasillarde, sonnant faux, loin de remplir d’un efficace éclat la salle du Palais Bourbon, s’émiettait en petits dédains inoffensifs. « Monsieur Zola…Monsieur Zola… » laissait tomber à chaque instant, d’un ton de mépris, cette voix insuffisamment persuasive. Au Sénat, Clemenceau triompha tout aussi aisément.

La dépouille de Zola reposait alors, au cimetière Montmartre, dans un tombeau ne contenant que deux seules cases, selon la volonté expresse de madame Zola : l’une pour son mari, l’autre pour elle. L’idée de Clemenceau contrariait les projets très réfléchis de l’épouse, demeurée fidèlement attachée à ce qu’elle appelait son cher passé. Celle-ci avait reconstitué rue de Rome, au second étage d’une maison appartenant à Clairin, peintre mondain, maintenant oublié, le cabinet de travail où Zola écrivit ses dernières oeuvres, rue de Bruxelles. Les portraits du maître et de madame Zola, par Manet, les Cézanne, les meubles, la table et son tapis épais, l’encrier, les plumes, le couteau à papier, la haute lampe de vieil argent s’y retrouvaient tels qu’ils étaient disposés jadis ailleurs. Un sentiment de tendre piété se révélait en l’arrangement des moindres objets reconnus avec une émotion profonde. Les amis s’y réunissaient aussi le jeudi soir, comme au temps heureux, et madame Zola, si discrètement que ce fût, ne leur cachait point sa tristesse d’être séparée à tout jamais du compagnon de sa vie.

Un matin, on m’apporta la carte de l’avocat Leblois, le conseiller dévoué, brave et intelligent de Picquart pendant l’affaire Dreyfus. Je le connaissais peu. Étonné, je le fis entrer. Il semblait gêné, hésitant à m’avouer ce qui l’amenait chez moi. Et voici ce qu’il me dit, après maintes réticences :
─ Puisque madame Zola est mécontente de la loi nouvelle, le Gouvernement pourrait ajourner…
Bondissant, je ne le laissai pas achever sa phrase.
─ Ce serait une reculade indigne, proférai-je rudement. Il faut supprimer, dans le cas présent, toute considération de sensibilité personnelle et n’envisager que le caractère même de cette loi qui est un hommage national rendu à l’héroïsme civique et au génie littéraire d’Émile Zola. Je suis tranquille : ni Clemenceau, ni Picquart ne sont capables de faiblesse. Zola ira au Panthéon.
Leblois n’insista point et me quitta presque immédiatement.

L’été de 1908 était proche. La cérémonie devait avoir lieu le 4 juin. Desmoulin et moi choisimes dans les caveaux du monument l’endroit exact où serait déposé Zola : tout à côté de Victor Hugo. Ces caveaux étroits, sinistres, faiblement éclairés par la lumière vacillante d’un maigre falot, nous causèrent une impression lamentable qui ne manqua jamais de se reproduire quand, plus tard, j’allai souvent, précédé du gardien, porter de petites fleurs à Zola. Pourquoi enfouir ainsi nos morts glorieux, les priver du soleil d’apothéose, baignant au-dessus d’eux la nef où ils pourraient être fraternellement réunis ?

L’architecte Nénot se chargea de la décoration du Panthéon. Il y consacra autant de goût que de soin. Et l’administration des Beaux-Arts décida que la Marseillaise, la Marche funèbre de la Symphonie héroïque le Prélude de Messidor et, pour finir, le Chant du départ, figureraient au programme musical exécuté par la Société des Concerts du Conservatoire sous la direction de son chef, Georges Marty. J’éprouvai une émotion profonde en apprenant que l’admirable compagnie instrumentale et mon éminent condisciple alors à sa tête, interpréteraient un fragment de l’ouvrage où, onze ans auparavant, Zola et moi, nous avions affirmé nos sentiments de commune affection.

On était à la veille du grand jour. J’avais demandé et obtenu d’accompagner une fois encore Desmoulin et de prendre place avec lui dans le fourgon qui transporterait Zola du cimetière Montmartre au Panthéon. Le 4 [3] juin, à cinq heures du soir, nous nous retrouvâmes donc devant le tombeau que descellaient et ouvraient les fossoyeurs. La rigoureuse fermeture des grilles empêchant les curieux et les importuns d’approcher, peu de personnes nous entouraient. L’exhumation très respectueusement faite, on s’aperçut que la bière de chêne contenant le cercueil de plomb s’émiettait. Je pensai que ma femme et ma fille qui m’attendaient au Panthéon s’inquiéteraient de ce retard, nos adversaires ayant annoncé l’intention de jeter à la Seine la voiture des pompes funèbres quand elle traverserait un pont. Je priai Touny, le directeur de la Police Municipale, de les prévenir et je n’eus qu’à me louer de son exquise complaisance.

Lorsque nous arrivâmes à destination, une assourdissante clameur retentit, poussée par l’énorme foule qui stationnait là. Les cris enthousiastes et furibonds s’entrecroisaient avec une violence inouie. L’âpre bataille que Zola déchaîna toute sa vie continuait et c’était bien l’atmosphère de flamme et de tempête convenant à la circonstance. Certes il se trouvait parmi les protestataires des gens payés et capables des pires infamies, mais je veux croire qu’il y en avait aussi de moins abjects et de plus sincères. Zola entrait au Panthéon dans le tumulte et la passion que nous souhaitions et qui ajoutaient à l’éclat de son rayonnement.

Le bon Dujardin-Beaumets offrit le bras à madame Zola et les quelques invités, suivant la veuve, courageuse sous ses voiles noirs, le représentant du Gouvernement, les deux renfants, Denise et Jacques, graves et retenant leurs larmes, madame Rozerot, le ménage Alfred Dreyfus, symbole saisissant du passé prodigieux, montèrent lentement les marches du temple. Ils virent le vaste catafalque dressé au centre de l’ample vaisseau, recevoir le cercueil ; ils se recueillirent silencieusement et se retirèrent, laissant les amis qui avaient déjà veillé Zola en 1902 le veiller encore et se grouper dévotement à ses pieds.

Tandis que je restais au Panthéon, ma femme et ma fille regagnaient notre maison par la voiture de Touny que conduisait un agent en bourgeois. Je témoignai à l’excellent et très affable fonctionnaire de la Préfecture ma vive gratitude d’avoir ainsi assuré leur sécurité.
Le bruit du dehors s’appaisait d’ailleurs peu à peu et s’éteignit bientôt complètement. La nuit tomba dans le calme et la sérénité qu’exigeaient nos méditations.

Le lendemain, une aube magnifique se leva. À cinq heures du matin, nous sortîmes, Desmoulin et moi, et descendîmes la rue Soufflot, entièrement déserte, jusqu’au Luxembourg. Le jardin où se profilait au loin la statue de Scheurer-Kestner, était plein de cris d’oiseaux joyeux, innocents, ignorants des turpitudes humaines. Le ciel n’avait pas un nuage, pas une menace. Quel contraste avec le sauvage tumulte de la soirée précédente !
Nous retournâmes à notre poste. Les troupes ne tardèrent point à se masser, les personnages officiels et autres, à se montrer. Tous les corps constitués, sont maintenant présents et la Cour de Cassation semble légitimement fière du rôle décisif joué par elle dans l’effroyable tragédie dénouée là. À neuf heures et demie, les tambours battent aux champs, les clairons sonnent : le Président de la République, Armand Fallières, Clemenceau et les Ministres paraissent à leur tour. Celui d’entre eux qui devait être, seize ans après le Chef de l’État et qui exerça la manière si loyale, si heureuse sa souveraine magistrature, Gaston Doumergue, prononça le catégorique discours que l’on attendait de lui, de son ferme esprit. Il parla éloquemment de Zola et stigmatisa en ces termes péremptoires ses accusateurs : « C’est à sa patrie d’abord qu’il pensait, à son prestige, à son honneur; il voulait lui garder, au milieu des nations, une place élue ; et son angoisse pendant tout le temps qu’a duré le drame, l’angoisse qui le bouleversait, c’était que la vérité qu’il aspirait à voir jaillir de la conscience de la nation, n’arrivât soudain du dehors et qu’ainsi ne fût diminué le noble renom de justicière dont la France jouissait dans le monde. »

La cérémonie achevée, nous nous levions pour aller assister sur le parvis du Panthéon au défilé militaire, lorsqu’on entendit deux détonations. M’étant retourné, je vis chanceler Alfred Dreyfus et s’agiter non loin de lui, sous les bourrades qu’on lui prodiguait, un individu inconnu, de mine patibulaire : barbe sale et grisonnante, vêtements usés, attitude de bandit. Celui-ci, vague publiciste appelé Grégori, me dit-on, venait d’abattre celui-là d’un coup de revolver.
Tandis que Mathieu s’emparait de lui, le Commandant était l’objet, de la part des médecins accourus, d’un examen très rassurant. Et l’on raconta ceci : la veille au soir, un bouquet de roses rouges, accompagné de ce billet anonyme : « Ces roses sont de la couleur du sang de votre mari », avait été envoyé à madame Alfred Dreyfus qui comprit. Vaillamment, le couple n’en fit pas moins son devoir.

Sur la place, au son des musiques vives et brillantes, les soldats passèrent, alertes et disciplinés, délivrés du poids moral qui les étouffait précédemment; les généraux saluèrent de l’épée; les drapeaux s’inclinèrent. On avait envie de crier : Vive l’armée ! Cette armée régénérée que nous chérissions, que nous souhaitions impeccable et forte, qui allait nous conduire à la victoire. On respirait un air pur et léger; la lumière était radieuse, les querelles n’avaient plus de raison; on s’exaltait d’être Français, d’appartenir à un pays où pouvaient se produire de si splendides choses, où Voltaire et Calas devancèrent Zola et Dreyfus; on se sentait meilleur en songeant pieusement au héros d’un tel jour.
Il ne nous restait qu’à descendre Zola dans la crypte. Seuls escortèrent son cercueil, comme en fait foi le procès-verbal d’inhumation, madame Émile Zola, Denise et Jacques Zola, madame Rozerot et quelques intimes ─ une dizaine ─ animés des mêmes sentiments de ferveur profonde et d’inaltérable fidélité.
« En notre présence aussi, ajoute M. Dumonthier, administrateur du mobilier national, signataire du dit procès-verbal, assisté de M. Becq de Fouquières, conservateur du Panthéon, et de M. Roux, inspecteur, ce cercueil a été placé dans le troisième caveau de gauche, partie sud, où repose déjà Victor Hugo. »
La pierre définitivement scellée, nous y amoncelâmes nos fleurs et, d’un pas défaillant, nous regravîmes, guidés par la petite lanterne tremblante que vous savez, l’escalier tortueux dont je vous ai signalé l’horrible tristesse. Un soleil aveuglant incendiait le sol, inondait Paris de ses flammes vivantes ; tous les cœurs s’embrasaient. Quittant le Panthéon, j’adressai du regard un suprême adieu à Zola. Le faîte de l’édifice étincelait : j’y lus ces mots :

AUX GRANDS HOMMES,
LA PATRIE RECONNAISSANTE.


Pour connaître les liens entre Émile Zola et Alfred Bruneau je vous invite fortement à consulter le site de Jean-Sébastien MACKE, qui a mon avis est l’un des meilleurs sur Émile Zola et Alfred BRUNEAU

ezola.fr

~ ~ ~

" Édité dans le but de mieux connaître et aimer Émile ZOLA "



Aucun commentaire: