PAUL ALEXIS
Émile Zola "NOTES D'UN AMI"
[AVEC DES VERS INÉDITS DE ÉMILE ZOLA]
Chapitre IX
PARIS G. CHARPENTIER, ÉDITEUR 1882
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN
Dédié à mon frère Michel Paillé démographe
La méthode de travail de Zola. Je vais donc donner ici la façon précise dont il forme le dossier d'un roman. D'abord, ce qu'il appelle « l'Ébauche. » Il a choisi son Rougon ou son Macquart, il sait dans quel milieu il veut le mettre ; et il connaît l'idée générale ou mieux la pensée philosophique qui doit régir le roman. Alors, la plume à la main, il cause avec lui-même sur son personnage. Il cherche des figures secondaires déterminées par le milieu. Il tâche de nouer quelques premiers faits, que lui donne la logique des milieux et des personnages. En un mot, il débrouille ses idées et arrête un sujet. Mais tout cela reste encore tirés vague. Après avoir mis « l'Ébauche » dans une chemise, il passe à ce qu'il appelle « les Personnages. » C'est, à proprement parler, l'état civil des divers personnages. Il reprend chacun de ceux qu'il a trouvés, en écrivant l'Ébauche, et lui dresse des actes : histoire, âge, santé, aspect physique, tempérament, caractère, habitudes, alliances, etc. En un mot, tous les faits de la vie. Nouvelle chemise, naturellement. Passant ensuite au milieu, il va prendre des notes sur le quartier où se déroule l'histoire. En outre il fait une étude des métiers de ses personnages ; il visite les décors des grandes scènes ; il réunit ainsi, dans une autre chemise, tous les détails techniques qui lui sont nécessaires. Puis, viennent les documents extraits des ouvrages spéciaux, qui s'étiquettent dans de nouvelles chemises Il en est de même des renseignements fournis par les amis, des nombreuses lettres qu'il se fait écrire sur des points particuliers, par celles de ses connaissances qu'il sait bien renseignées. On voit que le dossier grossit à vue d'oeil. C'est déjà tout un paquet considérable de feuilles classées avec soin, de renseignements qui dépassent parfois en matière le livre à écrire. Mais, pourtant, il n'y a encore là que des notes. C'est à ce moment que Zola s'occupe enfin du « plan. » Il divise les matières en un nombre arrêté de chapitres. Nouveau travail tout de logique, très minutieux, très long. Cela devient une sorte de composition rythmée, où chaque personnage reparaît à des intervalles calculés, où les faits cessent et reprennent, comme certaines phrases dans les symphonies musicales. Il est à coup sûr un des romanciers qui composent avec l'art le plus compliqué et le plus mathématique. M. de Amicis a raison de l'appeler « un mécanicien, » car c'est vraiment de la mécanique transcendante : on s'en apercevra un jour. D'ailleurs, le plan ne se fait pas d'un coup. Zola ne l'obtient que peu à peu, par couches successives. C'est d'abord « l'Ébauche » qu'il dépouille pour reporter à sa place chacun des faits principaux. Ce sont ensuite « les Personnages » qu'il répartit de la même façon : ici, le portrait physique de tel personnage ; là, un trait saillant de son caractère ; plus loin, les changements amenés par les faits dans le tempérament de tel autre; plus loin encore, l'état d'âme décisif où il a voulu le conduire. Et il dépouille ainsi chaque dossier. Tout doit entrer peu à peu, et à la place précise : le quartier, la maison les lieux des grandes scènes. Non pas en bloc, certes! mais espacé, balancé, distribué, selon les exigences du récit et le besoin des situations. Voilà donc le plan enfin arrêté dans ses grandes lignes. Seulement, tout cela n'est encore que dégrossi. Dans chaque chapitre, les matières qu'il doit contenir sont un peu jetées à la pelle, au hasard du dépouillement des dossiers partiels. Aussi, avant de se mettre à écrire se trouve-t-il forcé, chaque fois qu'il aborde un nouveau chapitre, de refaire ce qu'il appelle un « plan définitif. » C'est-à-dire qu'il prend, dans le plan primitif, toutes les notes amassées et qu'il les combine, les met en oeuvre dans l'ordre nécessité par la déduction des chapitres déjà écrits et par l'effet littéraire qu'il veut tirer du chapitre à écrire. C'est un peu, alors, comme s'il arrêtait la mise au point et la marche d'un acte de drame, dont il n'aurait réuni d'abord que les matériaux. Et cela va d'un bout du roman à l'autre, à mesure qu'il passe d'un chapitre au suivant. Enfin, je ferai remarquer que ce système de composition par sédiments successifs, se continue au fur et à mesure qu'il écrit son livre ; car le plan des chapitres futurs reste toujours ouvert, et il y reporte sans cesse les notes recueillies en chemin. Ainsi, lorsque, dans un chapitre, une note n'a pu être employée, parce qu'elle n'arrivait pas à sa place, il la rejette dans un des chapitres suivants, à l'endroit où il sent qu'elle se casera d'une façon logique. En outre, pendant qu'il écrit, il découvre parfois tout d'un coup que tel événement dont il s'occupe, que telle parole qu'il prête à un personnage, doivent avoir plus loin un retentissement. Et, pour ne pas perdre cette brusque illumination, il inscrit séance tenante sur la feuille de papier qui lui sert d'appui-main ; puis, le chapitre fini, il dépouille l'appui-main et reporte les notes qui s'y trouvent, dans les chapitres à faire où elles doivent trouver place. On voit combien cette méthode de travail, procédant du général au particulier, est à la fois complexe, logique et sûre. Un ami de Zola, avec lequel j'en parlais, m'a dit que cela rappelait l'orchestration, si savante et si nouvelle, de Wagner. J'ignore jusqu'à quel point le rapprochement est juste. Mais il est certain que les oeuvre d'Émile Zola, lorsque des profanes les ouvrent pour la première fois, doivent leur produire un peu de l'étourdissement des opéras wagnériens. On croit d'abord à une grande confusion; on est sur le point de s'écrier qu'il n'y a là ni composition, ni règles. Et, pourtant, lorsqu'on pénètre dans la structure même de l'œuvre, on s'aperçoit que tout y est mathématique, on découvre une oeuvre de science profonde, on reconnaît un long labeur de patience et de volonté.
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" Édité dans le but de mieux connaître et aimer Émile ZOLA "
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